Etudes et articles

Temps musical/Espace musical comme fonctions logiquesTemps musical / Espace musical comme fonctions logiques
Paris, L'Harmattan, 2000

L'esprit de la musiqueTemps musical / Espace musical comme fonctions logiques
Paru dans "L'esprit de la musique", ouvrage collectif sous la direction de Hugues Dufourt, Joël-Marie Fauquet et François Hurard, Paris, Klincksieck, 1992, pp.301-314.

Barabbam! - Sur la signification d'un accord de la Passion selon Saint Matthieu de Bach
Paru dans "Silence" no. 2, 1987, pp. 127-131

Vingt-cinq ans de création contemporaineMichaël Lévinas ou la quête du concret imaginaire
Paru dans "La Revue Musicale", n° 421-424, 1991, pp.169-189

Le Temps dans les SciencesTemps musical et temps spatialisé
Paru dans "Le Temps dans les Sciences, Que fait le temps à l'affaire" textes réunis par Basarab Nicolescu, Norbert Dodille et Christian Duhamel, Paris, l'Harmattan, 1995, pp.169-182.

Revue roumaine d'histoire d'artTemps musical et temps spatialisé
Paru dans "Revue roumaine d'histoire de l'art" , tome XXXI, 1994, pp.19-26.

Les universaux en musiqueSignification musicale et tautologie
Paru dans "Les universaux en musique, Actes du Quatrième Congrès international sur la signification musicale" (sous la direction de Costin Miereanu et Xavier Hascher), Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, pp.427-436.

Le temps, l'espace et la signification musicale
Paru dans Actes du Premier Congrès International de Transdisciplinarité, Université Internationale de Lisbonne 1996.

Musique/PhilosophieLe Temps de l'immanence contre l'Espace de la transcendance : oeuvre organique contre oeuvre critique
Paru dans "Musique/Philosophie" , textes réunis et présentés par Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos, Paris, l'Harmattan, 1998, pp.

Esthétique et phénomélogieEntre immanence et intentionalité. Le temps musical et le temps de l'écoute
Paru dans Revue d'Esthétique "Esthétique et phénoménologie" , no.36/1999, Paris,
Editions Jean-Michel Place, pp.165-172.

Penser la musique avec les mathématiques?Anatol Vieru : formalisation algébrique et enjeux esthétiques
Paru dans "Penser la musique avec les mathématiques?", Paris, Ircam-Delatour, 2006

Nunc - Musique contemporaineHusserl et la "mélodie" électroacoustique
Paru dans GAILLARD (Réginald) et WARSZAWSKI (Jean‐Marc) dir., Nunc, no 14 : Musique contemporaine : État des lieux/ perspectives, nov. 2007, Clichy : Éditions de Corlevour

Bruit et MusiqueBruit et matériau à la fin du siècle dernier
Paru dans LE VOT (Gérard) dir. et STRELETSKI (Gérard) édit., Bruit et Musique.
Actes du colloque du 23 janvier 2008, Lyon : Publications du département « Musique et Musicologie », université Lumière–Lyon 2.

Les quatuors de Beethoven
Paru dans Le Monde de la Musique, no. 74, janvier 1985, pp.27-33

Feu l'avant-garde
Paru dans Le Monde de la Musique, no. 101, juin, 1987, pp.28-30

Naissance d'une tragédie - OEdipe
Paru dans Le Monde de la Musique, no. 136, septembre 1990, pp 43-44

Les sentiers qui bifurquent - Luigi Nono
Paru dans Le Monde de la Musique, no. 103, septembre 1987, pp 43-44

Les arcanes de la création
Paru dans Le Monde de la Musique, no. 126, octobre 1989, pp.54-56

L'avenir du passé - Alban Berg
Paru dans Le Monde de la Musique, no. 156, juin 1992, pp.72-73

 

Costin Cazaban, « Feu l’avant-garde », dans : Le Monde de la musique, no 101, juin 1987, p. 28–30.

Feu l’avant-garde

Où en est l’avant-garde ?...

Si tout le monde s’accorde à la déclarer en crise, les diagnostics divergent et les points de vue s’affrontent. On comprendra d’autant mieux les réticences du grand public face aux querelles qui agitent les chapelles de la création. Pour mieux faire le point, nous avons laissé la parole, toutes tendances confondues, aux acteurs de cette comédie humaine. Une enquête percutante.

Il était une fois l’avant-garde... Mais c’était il y a longtemps. L’innovation, la prospection n’ont, de nos jours, plus la cote. On n’ose même plus en parler.

C’est que le compositeur dépend davantage de l’opinion, dans la période de crise économique que nous vivons. Dans les années soixante, il vivait de bourses, de cours occasionnels, de commandes (en France peut-être moins qu’ailleurs, c’est pour cela que l’avant- garde avait déménagé). Il pouvait destiner ses œuvres à une seule exécution et renoncer à réunir plusieurs fois un ensemble inhabituel ou des interprètes d’exception.

Il est impensable, aujourd’hui, qu’un groupe consacre à une création six mois de répétition, huit heures par jour, comme cela fut le cas jadis pour Pas de cinq de Mauricio Kagel. Aujourd’hui, l’auteur veut que sa pièce soit jouée plusieurs fois. Avec les conséquences que cela entraîne : les œuvres pour instruments solistes et bande magnétique sont devenues ce qu’était le concerto à l’époque romantique. Avec cet avantage : le soliste part avec l’orchestre dans sa poche à la fin du concert...

Économies obligent : la musique est redevenue objet fermé (surtout pas d’« œuvres ouvertes » : il faut que le public soit sûr d’avoir consommé d’emblée toutes les significations). La voici ramenée à son ancienne fonction : le divertissement. À ceci près : à l’époque du divertissement classique, la conception du produit musical devait se conformer au niveau culturel d’une élite. Aujourd’hui, la raison du plus fort (en nombre) est toujours la meilleure. Où est passée l’utopie cagienne du public-créateur ? Il ne veut plus d’aussi importantes responsabilités. «Puisque l’industrie culturelle a dressé ses victimes à éviter tout effort pendant les heures de loisir qui leur sont octroyées pour la consommation des biens spirituels, les gens s’accrochent avec un ennui accru à l’apparence qui les sépare de l’essence » (Adorno). Le reflet psychologique de la crise, c’est la nostalgie ; si l’avant- garde fut capable de soumettre absolument la matière (toujours selon Adorno ; je me demande si c’est vrai), la crise, en revanche, mène à un respect servile de la nature, qui repose sur le mythe de l’innocence (la musique dite « naturelle » pouvant apparaître comme un avatar de la mode écologique). Le compositeur est hanté, de surcroît, par la crainte que son message, démesurément grossi et extérieur à la musique elle-même, pourrait ne pas être compris. Pour être sûr de communiquer, il remplace donc le message implicite par un message explicite (comme Stockhausen, ces dernières années). La complexité de la trame musicale s’en ressent.

Après le sérialisme et le concept de masses sonores, qui découle des mêmes postulats, pour la première fois de son histoire, la musique n’a plus un langage propre à son époque. Elle vit de langages d’emprunt, de superpositions, de commentaires. L’absence de style, le collage, la citation ne composent un style que s’ils sont assumés comme tels (en ce sens, un exemple de réussite est donné par Clarence Barlough, un Indo-Anglais qui vit à Cologne. À l’aide de l’ordinateur, il accomplit une sorte de voyage initiatique à travers les musiques du passé). On ne se sent plus contraint, il est vrai, à la « pureté »,à la « table rase ». Cela réveille le goût pour des figures injustement marginalisées — Mahler, le plus important des « pré-postmodernes », Ives et Berg, Cette réflexion de Boulez : «dans les années cinquante, je pensais qu’un compositeur devait avoir son propre mode d’expression, montre la modification de notre perspective historique. Une sentence comme celle d’Adorno nous semble naïve : « La faiblesse de Berg, c’est de ne pouvoir renoncer à rien, tandis que la force de la musique nouvelle réside dans le renoncement. » Heureusement, les hiérarchies ont changé, Ainsi Maderna apparaît-il beaucoup plus important qu’on ne l’aurait pensé il y a vingt ans. Reste que si on abandonne une attitude pure et dure, cela peut s’expliquer par un début de fatigue.*

La liberté est-elle toujours bénéfique ? « Cette liberté retrouvée n’est pas sans effet pervers : elle donne, paradoxalement, l’impression de déboucher sur un désarroi, une indécision, un “vide des valeurs” comme si l’époque, prise de vertige à la suite de l’écroulement de ses anciennes utopies, ne savait plus à quoi, esthétiquement, se raccrocher.» (GuyScarpetta, dans son livre remarquable L’Impureté). Ce « tout est permis » n’est pas toujours facile à distinguer de « n’importe quoi » (idem).

Le compositeur se voit « condamné à la liberté », mais, pour introduire dans l’œuvre critères, axes, points de repère, il a besoin de certaines contraintes. Le style a toujours été une contrainte, volontairement associée à l’idéal esthétique. Si idéal il y a, les contraintes sont créatrices. Dans le cas contraire, le compositeur est obligé de réinventer les contraintes du passé, pour se donner l’illusion d’un idéal. Ce fut déjà le cas pour Stravinsky, suffoqué par la liberté de la « période russe » en France.

La justification quantitative fonctionne, elle aussi, comme un idéal. Par volonté de puissance ou par amour de la SACEM, la confiance en soi du compositeur est proportionnelle à sa présence à l’affiche. Il est ainsi conscient d’avoir rempli son rôle dans une société qui ne peut plus financer ses doutes.

La prudence des « taux d’écoute »

Tout cela comporte néanmoins un risque : cessant d’être contestée, l’institution succombe elle aussi à la fatigue. Avec une évidente méconnaissance des priorités, l’État laisse péricliter des festivals sur le seul argument de leur maigre fréquentation. Pour faire salle comble — seul argument de poids aux yeux du pouvoir central —, des festivals importants s’enferment simultanément dans la prudence des « taux d’écoute ». Cela ne s’explique même pas par des raisons d’ordre économique : la différence des recettes est négligeable par rapport aux coûts de production. Non, le moteur est plutôt d’ordre moral : on en est arrivé à avoir honte de promouvoir une manifestation qui ne s’adresse qu’à une minorité et — plus grave encore — à une élite. Alors que seule, l’éthique aurait pu combattre le raisonnement économique étroit.

Du « rétro » à l’ordinateur

Un certain pragmatisme dirige, en même temps, la recherche. Même quand elle dispose de moyens importants, elle s’intéresse en priorité au procédé et au son, deux domaines qui ne prêtent pas à discussion. Peu d’idées majeures, au demeurant, au départ ou à l’arrivée. J’ai même vu de jeunes compositeurs faire du « rétro » à l’ordinateur. Il est tout de même dommage d’exploiter un tel arsenal technologique pour fabriquer du sous-Honegger ! Par ailleurs, même à l’âge des avant-gardes, la musique vivait en plusieurs temps différents. J’ai déjà cité Berg. Il convient d’ajouter le mariage de l’ancien et du novateur chez Messiaen, à la fin des années quarante, ou l’emploi qu’a fait Scelsi de son apprentissage dodécaphonique.

Guy Scarpetta observe, à juste titre, que l’avant-garde musicale s’est toujours placée dans la continuité et non dans la rupture. Les Viennois voyaient chez Bach le premier dodécaphoniste. Boulez n’a jamais cessé d’insister sur le rôle du développement, seule possibilité à ses yeux d’intercepter et de soumettre le temps musical. On peut peut-être voir ici, chez Boulez, quelque malice à l’égard d’une tradition « différente », « à la française », d’engendrer la forme. Même le radical Xenakis a réinjecté dans la structure totalisante de la stochastique une pensée des intervalles déduite des modes byzantins. Un peu comme si, en peinture, Jackson Pollock s’était réclamé du dessin raphaëllien.

Ce n’est donc pas le radicalisme de l’avant-garde pure et dure qui a entraîné une réaction de rejet, mais bel et bien la société en stagnation qui a été envahie par la fatigue et l’égarement. On a balayé le système sériel, c’est-à-dire la contrainte, pour garder Costin Cazaban, « Feu l’avant-garde », in : Le Monde de la musique, no 101, juin 1987, p. 28–30. justement ce qui était très typé, ce qui datait : l’expressionnisme. Arraché à son contexte, celui-ci donne aujourd’hui le spectacle incongru d’agitations soudaines, de détentes tout aussi peu motivées, parcourant l’œuvre comme une fièvre récurrente. Un plat académisme remplace ainsi l’ancienne virtuosité: j’ai pu voir à Darmstadt une épidémie de musiques crispées, névrotiques, surtout chez les jeunes compositeurs allemands ou anglais établis sur le Rhin à la suite de leurs maîtres. Comme quoi, le phénomène « rétro » ne concerne pas seulement le néo-tonalisme et la résurrection de Brahms.

La diffusion et la réception obéissent aux mêmes lois. On s’attache aux bizarreries plutôt qu’aux valeurs. Le répertoire s’élargit par commodité : il est plus facile de visiter quinze villes en une semaine que d’approfondir pendant le même temps les symboles d’une cathédrale. Ce « tourisme musical » à l’américaine fait sortir partout les Elgar, les Dvorak. How interesting ! Je me rappelle qu’en une semaine, sur France Musique, on avait le choix entre un cycle Boëly et un autre sur Gottschalk. Entre Tippett et Messiaen, la différence ne saute pas vraiment aux yeux. Et quel rôle joue dans ce paysage la vogue actuelle des transcriptions ?

Après le totalitarisme, le compromis

Crise économique, créatrice, institutionnelle, signifie donc ambiguïtés de toutes natures, compromis, médiocrité. Et prudence. Pourtant, « le chemin du milieu est le seul qui ne mène pas à Rome », disait Schoenberg. Ou, comme l’écrivait Cioran, « une civilisation n’existe que par des actes de provocation ». Au radicalisme, trop proche parfois du totalitarisme esthétique (et souvent politique), a succédé le compromis comme choix. La fatigue peut d’ailleurs, elle aussi, mener au totalitarisme : certaines pages du dernier Terry Riley (Les Danses de Salomé pour la paix) rappellent les pires clichés du réalisme socialiste.

L’ancienne alliance entre musique et audace étant caduque, la seule chance serait maintenant d’inventer une nouvelle alliance.

Costin Cazaban.

* J’observe, à cet égard, la disparition des livres théoriques écrits par les compositeurs eux- mêmes. Ces manifestes ne sont jamais arrivés à sauver une œuvre, si les qualités de celle-ci ne s’y prêtaient pas. Mais leur existence était un signe de confiance, de passion dans la quête de la vérité. Aussi, ne paraissent pratiquement plus d’écrits sur les compositeurs de moins de cinquante ans, tandis que ceux qui ont aujourd’hui autour de la soixantaine ont été l’objet de réflexions théoriques quand ils étaient encore très jeunes.

Retour à la liste des études et articles

     Costin Cazaban, « BARABAM !», paru dans "Silence" no. 2, 1987, pp. 127-131

B A R A B B A M !

     L'idée de prédestination, fondement doctrinal du luthéranisme, si elle ne peut être assimilée à la passivité, n'en serait pas moins le secret de la sérénité de l'édifice compositionnel de Bach. Entre l'affirmation catégorique de Luther (« Je n'admets pas que ma doctrine puisse être jugée par personne, même par les anges ») et la conviction inébranlable de Bach, discernable instinctivement à l'écoute, que sa musique touche une vérité essentielle, un ordre surhumain, cosmique, il y a une relation qui ne tient pas de la présomption.

     Pour Bach, comme pour le père de l'Eglise évangélique, la musique est une réalité divine. Son effacement devant une musique qui fonctionne, on dirait, d'elle-même, n'a rien de l'objectivisme des constructivistes (cela nous montre combien Bach a été mal compris par certains néo-classiques) mais ressemble à l'humilité devant un miracle. Pour Luther, la musique « est le symbole de l'unité avec le divin » et il reprend ainsi la thèse de saint Augustin : musica — donum Dei —, à laquelle adhère même Calvin (réputé antimusical) : « Or ce qui dit saint Augustin est vrai, que nul ne peut chanter choses dignes de Dieu, sinon qu'il ait reçu d'iceluy; parquoy quand nous aurons bien circuy par tout pour chercher ça et là, nous ne trouverons meilleures chansons ne plus propre pour ce faire que les psaumes de David : lesquelz Ie Sainct Esprit luy a dictz et faitz. Et pourtant, quand nous les chantons, nous sommes certains que Dieu nous met en la bouche les parolles, comme si luy mesmes chantait en nous pour exalter sa gloire ». Le chant  est une prière deux fois dite », une transcendance, et le compositeur un initié : celui qui «touche» le divin. C'est la survie d'une conception médiévale, à moitié mystique, du métier. Le musicien est un chaman urbanise. (Ce qui n'empêche pas Bach de faire parfois de la Gebrauchmusik et de la traiter de la sorte : certains de ses chorals « de service » abondent étonnement en gaucheries dans la conduite des parties.) Le chant lui-même ennoblit, et bien qu'il ne fut pas compte parmi les sacrements, il n'est pas interdit de croire que, pour Bach, la musique figurait, avec le pain et le vin, comme troisième élément de son Eucharistie « privée ». «On considérait la musique comme une vertu que le chrétien pratiquait quotidiennement dans ses murs. »
      Le luthéranisme s'appuie sur l'éloquence (voire le théâtre, la descendance de Luther traverse tout le baroque) et sur le symbole (la tradition hermétique est ressuscitée). « Le culte concrètement introduit par Luther, non plus selon le concept catholique d'un renouvellement du sacrifice et de l'immolation, mais dans la perspective d'atteindre a une parfaite communion entre Créateur et créature, devait aboutir a son objectif spirituel par l'intermédiaire et de la prédication (c'est nous qui soulignons) et du chant. » Bach assume cet héritage et en fait les axes de sa création.

     Bach, serviteur de deux maîtres : le théâtre (la pression du baroque s'est encore accrue depuis le début de la Réforme) et le symbolisme numérique. Pour ce qui est du « premier maître », on nous répliquera qu'il n'a jamais écrit pour la scène. Et cela est vrai : le théâtre était la passion refoulée de Bach ; il n'a pas eu besoin de mettre en scène sa musique, tellement elle est gestuelle, surtout dans les Passions et, en particulier, dans la Passion selon saint Matthieu. Ici, plus que nulle part, s'affrontent et fondent ensemble les deux mondes contraires et, paradoxalement, complémentaires du dix-huitième siècle : la gesticulation et l'enthousiasme pour l’ésotérisme du nombre.
      D'ailleurs, ils se justifient l'un l'autre. "Le régime de la raison, instauré en révolutionnant de traditionnelles données philosophiques, au point de rendre sa présence toute-puissante dans les faits de la vie et dans les structures de la société, avait créé, en fait, les conditions nécessaires pour que son contraire — l'irrationnel, la magie précisément — reconquière cet espace et cette puissance scientifique et doctrinale qu'il avait déjà eus au siècle de l'obscurantisme spirituel. (Notre parenthèse : à lire ici Alberto Basso, on a l'impression d'écouter Settembrini, dans La Montagne magique de Thomas Mann.) Ainsi, les ferments mystiques et les doctrines de l'occulte, intensément combattues par l'Eglise évangélique officielle, réapparurent et se partagèrent le champ d'action, et confondant souvent en un syncrétisme curieux mais au fond assez logique ».
Bien sûr, on s'est rendu compte, depuis Pythagore, que la musique est le terrain d'élection d'une pensée symbolique, « chiffrique ». Cela a été réactualisé avec la Renaissance et son goût pour l'hermétisme. Marcile Ficin avait traduit, à la demande de Côme de Médicis le Corpus Hermeticum, attribué a Hermès Trismégiste, ainsi que Platon et Plotin. C'était une manière d'échapper a l'emprise de la scholastique et de l'aristotélisme, et la Reforme s'est empressée, pour des raisons évidentes de stratégie, de s'aligner sur cette descendance. D'autant plus que, déjà « au 11e siècle, l'apologiste Lactance considérait Hermès Trismégiste comme un sage inspiré par Dieu » et que «Pie (de la Mirandole) considérait que Magia et Cabala confirmaient la divinité du Christ ». Luther lui-même s'est intéresse a la question : «  [L'alchimie] me plaît non seulement pour les nombreuses possibilités d'utilisation qu’il y a dans la décoction des métaux [...] mais aussi a cause de l'allégorie et de la signification secrète (c'est nous qui soulignons), extrêmement séduisante au sujet de la résurrection des morts, le dernier jour. Car, de même que dans un four le feu extrait et sépare d'une substance les autres parties et emporte l'esprit, la vie, la sève, la force, tandis que les matières impures, la lie, restent au fond, comme un corps mort et sans valence, de même Dieu, le jour du Jugement, séparera toutes les choses avec le feu, les justes des impies ».
      Très caractéristique nous apparaît, pour cette pensée symbolique et pour notre « alchimiste » musical — Bach —, la correspondance microcosme-macrocosme qui «était connue en Chine, dans l'Inde ancienne et en Grèce. Mais c'est surtout chez Paracelse et ses disciples qu'elle retrouve une nouvelle vigueur » ; et, fait primordial pour la musique, chez Kepler, dont Harmonices Mundi, tout au moins son esprit, ne devait être totalement étranger à Bach.
      Mais le christianisme n'est pas seulement symbole. Il est, en même temps, l'intervention du sacré dans l'histoire, « la révélation divine faite dans le temps » (Mircea Eliade). Or, l'histoire est une grande scène, nous le savons depuis Shakespeare, depuis le monologue de Jacques dans son Comme il vous plaira. Ainsi, Bach, par sa foi même, se trouve au croisement du geste et de l'image codifiée, et il en fait le contenu de sa double stratégie.

     Côté théâtre, pour ce qui est de la Passion selon saint Matthieu, on remarquera tout d'abord ('exploitation, dans le sens du baroque, de la Thomas Kirche qui avait alors deux loges pouvant abriter deux orchestres. deux orgues, et tout cela dans un emplacement plus avantageux encore qu'a Saint-Marc de Venise, où de telles correspondances cadre/architecture musicale furent essayées pour la première fois. Bach exploite toutes les conséquences qu'il pouvait tirer d'une telle configuration dans le sens du spectacle, de la mise en scène persuasive. Car, l'Evangile selon saint Matthieu, étant écrit le premier, a surtout cette fonction de prouver, de convaincre, et tous les moyens musicaux y concordent, comme le remarque Madeleine O'Neill. Le plus accessible et le plus rhétorique des Evangiles appelle chez Bach un langage plus simple, dépourvu des chromatismes qui avaient été trouvés adéquats à la parole spiritualisée de l'Evangile selon saint Jean. Ayant renoncé presque totalement à la pensée modale. Bach s'exerce sur la fonctionnalité et les modulations spectaculaires qui, surtout dans les récitatifs, sont tout autant de « coups de théâtre ». II nous semble normal, donc, que « dans la Passion selon saint Matthieu, ce soit dans les récitatifs que Bach ait mis […] le meilleur de son génie ».
      La fonctionnalité tonale ayant été déjà mise par Monteverdi au profit de l'effet théâtral, Bach y ajoute une conduite du dessin vocal d'un étonnant sens dramatique. Les exemples abondent : quand Jésus parle de la trahison de Judas, on ne retiendra pas l'expression d'un mépris, mais surtout dune «anxiété de la tendresse divine». La ligne vocale enchaîne une quarte augmentée et une quarte diminuée, ce qui devait être terrible pour les oreilles de l'époque. De même, un frisson d'horreur trouble le récit de l'évangéliste quand il raconte la flagellation du Christ. Par contre, lors de la Cène, quand Jésus invite ses disciples : « Prenez, mangez, ceci est mon corps », rien de la crainte d'une mourante chair ne passe dans la phrase, splendide en sa sérénité. Mais la où la subtilité des moyens atteint un point difficilement imaginable, c'est le moment de l'expiation. L'évangéliste raconte avec un dessin mélodique d'une grande simplicité : «Aber Jesus schrie abermal laut, und verschied » (« Jésus alors poussa de nouveau un grand cri et rendit l’esprit »). Mais, très audacieusement. Bach recourt ici a un enchaînement harmonique — l'accord du IVe degré après l'accord du Ve — qui était interdit, justement pour la sensation de chute qu'il suscitait. C'est, à ma connaissance, le seul endroit où l'on peut trouver cette succession d'accords dans l'œuvre de Bach. La maîtrise des moyens de « persuasion » est écrasante.
Comme nous l'avons dit plus haut, le théâtral n'est qu'une des modalités de la Passion selon saint Matthieu de Bach. Parfois, en contradiction avec celle-ci, il y a l'emploi symbolique d'accords ou de formules ayant à l'époque des significations secrètes qui, pour la plupart, sont perdues. Comment expliquer autrement des centaines de répétitions du même dessin mélodique (par exemple le saut de quarte descendante de la voix avant la cadence parfaite d'un récitatif) qui, loin de nous marteler, tombent toujours a merveille. La simple virtuosité technique ne suffit pas a l'expliquer.

     L'architecture tonale, remarquée par Jacques Chailley, n'a pas seulement une fonction strictement musicale. L'enchaînement de tonalités de quinte en quinte supérieure jusqu'à la Cène, la « rupture de niveau » au moment de la trahison et la reprise de la progression tonale pour finir la première partie sur le ton de mi majeur, comme le chœur d'ouverture, n'est pas sans suggérer une voute de cathédrale.

     II y a aussi, dans ce même ordre de la pensée symbolique, l'emploi de thèmes-archétypes qui voyagent, d'un compositeur a l'autre, à travers tout le baroque et le classicisme musical et qui avaient assurément des significations cachées. On a dit de B.A.C.H. que s'était le symbole du signe de la croix. Le motif apparait ici, peu modifie, dans le chœur Lass ihn kreuzigen, d'un aspect très apparenté à celui du sujet de la fugue en do dièse mineur du premier livre du Clavier bien tempéré, comme du sujet du Kyrie Eleison dans le Requiem de Mozart, ou de l'introduction de la Grande Fugue de Beethoven. (Pour suggérer l'ampleur de ce phénomène qu'est le voyage des thèmes symboliques, il convient de rappeler que le dessin de l'air Es ist vollbracht de la Passion selon saint Jean n'est autre que celui du célèbre Adagio d'Albinoni et de l'Arioso dolente de la Sonate op. 110 de Beethoven.)

     Les deux axes — le théâtre et la pensée symbolique — s'intercroisent souvent. Le lieu favori de cette rencontre est la basse chiffrée. Son emprise sur les compositeurs du Baroque s'explique par la raison pratique (le fonctionnement de l'harmonie tonale peut très bien être décrit par le chiffrage) mais, en même temps, par le mirage, le prestige qu'avait alors une représentation chiffre des accords, mystérieuse pour le non-professionnels.

     En dehors de cette permanence, la rencontre de la théâtralité et du symbolisme culmine sur le mot Barabbam !, cri de la turba furieuse, qui demande la libération d'un «droit commun»; au lieu de celle du Christ. Cette répétition, trois fois, de la surprenante septième diminuée, est un coup de tonnerre harmonique. (Théâtral ici, le même accord devient un élément banal de langage, répété treize fois, dans le passage qui mène au dernier mouvement de l'Appassionata de Beethoven.) Mais, symboliquement, par sa résolution possible dans huit tonalités, il laisse la porte ouverte a la résurrection et au pardon. Par cet accord, dans un moment qui est celui de la faute humaine, le monde harmonique de la Passion se scinde en deux trajets. Le premier, céleste : celui qui relie le mi-majeur (cadence picardienne), a la fin du premier choeur, le mi majeur (cadence parfaite), a la fin de la première partie, et le mi-majeur (semi-cadence, donc ouverte) à la fin du choral Herzlich tut mir verlangen, après la mort du Christ. L'autre trajet, celui des mourants, des pécheurs, conduit au do mineur qui ferme le choeur final de la Passion.

Retour à la liste des études et articles


Le contenu de cette page nécessite une version plus récente d’Adobe Flash Player.

Obtenir le lecteur Adobe Flash

mentions légales